L'épreuve du tanguin, une justice immanente
Petite graine toxique, le tanguin s'insinue dans « l'évolution
fulgurante » que connaît la civilisation merina sous le règne
d'Andrianampoinimerina (1787-1810). C'est dans les « Tantara ny
Andriana » du RP Callet, traduits par Chapus et Ratsimba, que l'on
connaît son rôle dans la vie merina.
Selon Raymond Gerold, la pratique du tanguin en tant que poison d'épreuve,
semble remonter aux premiers temps de l'Imerina. Pendant leur migration
vers les Hautes-terres, les ancêtres des Merina traversent le domaine
floristique de l'Est où croît le « Cerbera venenifera
». Il semble probable que la notion du tanguin leur est transmise
par les ethnies forestières qu'ils rencontrent. « C'est là-bas,
à l'est de l'Angavo, (falaise en bordure orientale de l'Imerina)
que se pratiqua, pour la première fois, l'administration du tanguin
aux poulets... », explique un ancien narrateur.
Effectivement, à l'origine, le poison ordalique semble n'être
administré qu'à des animaux : « La première
épreuve du tanguin que pratiquèrent les ancêtres,
fut celle par laquelle on l'administra aux poulets ; on ne le fit pas
prendre aux gens, mais aux poulets. »
Sous le règne d'Andrianjaka, au 17e siècle, Andrianantoarivo,
envoyé dans le Vonizongo, au nord de l'Imerina, fait prendre la
petite graine directement aux hommes. « Il porta un coup et il eut
beaucoup de morts, de telle sorte qu'Andrianjaka ne le laissa plus procéder
à l'épreuve. » Le même narrateur ajoute : «
En ce temps-là, le nombre de gens auxquels on faisait prendre le
tanguin était minime. »
Plus tard, la conception particulière du tanguin en tant que plante,
va permettre à Andrianampoinimerina de transformer un simple instrument
de justice en une sorte de puissance surnaturelle.
« Toutefois, les seules graines qu'on prend, sont celles qui sont
tombées, on laisse les vertes, déclare-t-il. Ne prenez pas
de fruits qui ne soient pas tombés, apportez ceux qui y consentent.
» Dès lors, le poison n'est plus le fait de l'homme, mais
le don sacré d'un végétal doté d'une volonté
propre.
Le tanguin est vraisemblablement intégré dans les traditions
bien avant Andrianampoinimerina, mais c'est sous son règne que
l'épreuve prend l'aspect d'une « institution minutieusement
organisée ».
Un faste exceptionnel préside au ramssage des fruits. Deux cent-cinquante
Avaradrano et 50 chefs accompagnent les deux opérateurs chargés
de ramener les graines. Des fonctions spéciales sont ainsi créées
autour du tanguin, dont le souverain s'institue comme le seul détenteur,
« parce que je suis le maître du tanguin et que nul en dehors
de moi ne peut le faire prendre ».
L'institution est inaugurée avec un éclat très significatif,
propre à rester gravé dans l'esprit du peuple. « On
fit prendre le tanguin aux Tsimahafotsy. » La caste de ces hommes
libres d'Ambohimanga porte le titre de « père de la population
», car c'est elle qui a placé Andrianampoinimerina sur le
trône. Enrichis et évolués, les Tsimahafotsy aspirent
à la sécurité d'un royaume fort et organisé.
« C'est sous leur impulsion que l'épreuve du tanguin prend
une orientation nouvelle. Le Roi va pouvoir s'en servir pour accomplir
leurs desseins. »
L'épreuve est ensuite administrée aux serviteurs royaux,
dont l'un, qui est cher au souverain, meurt. « Ce fait, peut-être
voulu, met en relief le caractère de juge suprême du tanguin,
devant lequel même le Roi s'inclinait. »
Andrianampoinimerina prescrit à ses juges de faire prendre le tanguin,
« s'il est des cas où vous ne pouvez rien décider
; si vous ne voyez pas clairement ce qu'il en est ; si vous le voyez clairement,
mais que l'on vous résiste ; s'il en est qui demande à le
prendre ; qu'ils 'agisse de biens, d'argent, de terres ancestrales ou
d'accusation portée entre individus... »
Il précise toutefois : « Je fais du tanguin le juge en dernier
recours qui permettra au peuple de connaître les menteurs. »
Un droit appelé « vidimboa », prix des graines, est
perçu et réparti entre le souverain (la plus grande part),
le « manozon-doha » (sorte de procureur) et le « vadintany
» (sorte de huissier).
Quand Andrianampoinimerina monte sur le trône d'Ambohimanga,
l'Imerina est aux mains de nombreux rois.
« Un peu partout régnaient l'anarchie et l'arbitraire
; la sorcellerie surtout exerçait son emprise oppressante
sur le peuple qui vivait dans l'inquiétude et l'insécurité
» (Raymond Gerold). Aussi la conquête d'un tel royaume
appelle-t-elle une vaste épuration. Mais Andrianampoinimerina
ne peut que très difficilement l'entreprendre ouvertement
par les armes, sans passer pour un despote sanguinaire.
De même, une action purement diplomatique se serait heurté
à trop de petits intérêts privés et,
principalement, à l'opposition occulte des sorciers.
« L'institution du fanguin allait servir au conquérant
à la fois d'arme et de bouclier. Elle lui permit de placer
tout l'Imerina sous son autorité, sans avoir, vis-à-vis
de son peuple, la moindre trace de sang sur les mains ».
Le Dr Edouard Hecker va, d'ailleurs, jusqu'à écrire
(« Les plantes utiles de Madagascar», 1910) que la
graine du « Cerbera venenifera » a été,
par son emploi comme poison ordalique, une des causes de la dépopulation
de l'lle.
En tout cas, il est certain que des « tavibe » (littéralement:
grandes marmites), ordalies collectives, se pratiquent lors des
cérémonies de la circoncision. En ces occasions,
un nombre plus ou moins grand d'individus est désigné
à la « purification ». C'est ce qu'on appelle
« tuer les rats » !
Une clause de l'institution du tanguin prévoit même
le cas du « coupable » innocenté par l'épreuve.
II est soumis une seconde fois au poison, mais en assortissant
l'opération d'une incantation qui rend l'épreuve
logiquement infaillible. Entre autres, après avoir mélangé
à la potion du lait maternel, on use de la formule suivnate
: « S'il a tété sa mère, qu'il meure
! »
Et si l'accusé ne succombe pas encore à cette dernière
épreuve, c'est qu'il est immunisé contre le tanguin,
donc un sorcier. II périra alors au moyen d'un nceud coulant.
Sous Radama I , qui succède à son père Andrianampoinimerina
. la pratique du tanguin va en s'atténuant. Cependant,
le jeune Roi n'ose pas l'extirper complètement, tant elle
est profondément enracinée dans la tradition.
D'après Copalle, « le prince s'était borné
pour le moment à défendre que l'on donnât
le tanguin aux hommes et il fut décidé que, dorénavant,
deux chiens choisis par les parties (en présence), seraient
soumis aux épreuves à la place de leurs maîtres
».
L'arrivée des premiers Européens en Imerina amène
avec elle les conceptions scientifiques du règne végétal.
Cependant, ce ne sera que lentement que celles-ci s'infiltreront
dans les esprits où elles se heurtent à des notions
ancestrales fortement incrustées.
« La reine Ranavalona l°, pourtant si attachée
aux anciennes traditions, cédera elle-même, peut-être
inconsciemment, aux influences étrangères. Elles
utilisera surtout les propriétés toxiques du Cerbera
venenifera ».
Sous Radama II, un décret devra faire de la pratique du
tanguin un acte criminel puni de mort. L'influence chrétienne
et le sens critique des « couches évoluées
» de la société merina finiront par dégager
le caractère arbitraire de l'ordalie par le poison. L'expression
« tangena tsy mitsara » (le tanguin ne juge pas) marque
la fin d'une ancienne conception des plantes.
« Ainsi, la petite graine d'Apognacée qui, dans l'esprit
des anciens Merina, tenait le rang de juge suprême, devint
un vulgaire instrument de crime. Mais déjà des hommes
voyaient la plante sous une optique nouvelle et lui assignaient
une fonction plus noble, celle de guérir. »
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