ANDRIAMASINAVALONA ET LES ANDRIAMASINAVALONA
par Jean-Pierre Domenichini 19 février 2007
Membre titulaire de l’Académie Malgache
Quels andriana étaient Andriamasinavalona au 19e siècle
du temps de la royauté? Il y avait évidemment des
descendants de ce grand roi, mais pas tous. Pour le ventre de
l’Imerina, il y avait, depuis Andrianampoinimerina, des
Andriantompokoindrindra, des ZanadRalambo et les Andrianentoarivo
du Vonizongo, et peut-être d’autres. Il y avait les
andriana de l’Andrantsay, les grands Hova d’Avaratr’i
Mania, des Betsimisaraka, des andriana d’un peu partout.
Il y eut évidemment tout le monde s’en souvient cet
ingénieur de Ranavalona ire que fut Jean Laborde. C’est
un fait que ce statut ne regroupait pas uniquement des descendants
de l’ancêtre éponyme. Qui étaient-ils
donc? Face aux discussions qui ont lieu aujourd’hui, c’est
un petit point d’histoire sur lequel il convient de se pencher
pour diriger l’éclairage sur le fonctionnement de
l’appartenance à ce groupe célèbre
dans l’histoire récente de Madagascar.
L’on est actuellement bien obligé de constater que
l’exil de la Reine en 1897, l’abolition de ce que
Gallieni appelait la « féodalité »,
et un siècle d’éducation républicaine
n’ont pas réussi à effacer des mémoires
les anciennes structures hiérarchiques dans la société
malgache. Dans le conflit des cultures que Madagascar a vécu
depuis le 19e siècle, la culture politiquement dominante,
malgré plus d’un siècle de domination, n’a
pas réussi à effacer dans la vie quotidienne les
modèles de la culture politiquement dominée, tant
il est vrai que les cultures, quelles qu’elles soient, ont
la vie dure et ne sauraient prendre immédiatement acte
d’une défaite militaire. Dans le passé déjà,
la culture malgache avait bien emprunté, assimilé
et adopté certains traits de la culture arabe, mais avait
réussi sur le fond à se préserver du projet
d’arabisation de civilisation qui était aussi celui
du monde musulman.
L’école missionnaire puis républicaine et
l’ensemble des médias coloniaux ont toutefois instauré
une méconnaissance de l’ancienne culture et des principes
qui régissaient le fonctionnement social. Les disputes
qui ont parfois lieu aujourd’hui témoignent de cette
méconnaissance, notamment dans les questions qui réglaient
l’ordre hiérarchique. Et les réponses qui
leur sont données sont parfois d’autant plus éloignées
de la compréhension de ce qu’était l’ancienne
société qu’elles n’ont plus actuellement
d’effectivité, du moins dans le domaine des lois
civiles. Il en est ainsi des rapports que ceux de leurs descendants
qui sont occidentalisés entretiennent avec leurs ancêtres
royaux, comme dans le cas des descendants d’Andriamasinavalona.
Comme le caméléon qui regarde vers l’arrière
avant de concevoir son avenir, il faut se tourner vers l’histoire
pour comprendre le présent. C’est ce que nous allons
faire maintenant.
DES MODÈLES FRANÇAIS ET MALGACHE
À l’école, les enfants que furent les septuagénaires
d’aujourd’hui, ont assimilé ce qu’était
le fonctionnement de l’Ancien Régime français
avec ses conséquences dans la société contemporaine.
Dans ce modèle, la succession royale est comprise selon
une conception qui valorise la primauté du sang. Et beaucoup
ici ont oublié ou ne savent pas que les anciennes conceptions
malgaches n’accordaient aucune primauté au sang au
profit du hasina. Elles n’auraient pas su traduire en malgache
le dicton français qui dit que « Bon sang ne saurait
mentir » ; ou, même faite, sa traduction n’aurait
rien évoqué dans le monde de la culture malgache
et aurait été incompréhensible à qui
ne serait pas un habitué de la culture française.
Dans la culture malgache, le sang d’homme (ran’olona)
se distinguait bien du sang des animaux, comme par exemple du
sang de poulet (ran’akoho) ; mais l’on ne concevait
pas l’existence d’une sorte de sang particulier, comme
en France le « sang bleu », qui aurait distingué
une catégorie d’hommes. Tous les hommes avaient le
même sang qui, selon les conceptions de la création
de l’homme de la Genèse ou Genesisy qu’avaient
transmise les Ntaolo, venait du Ciel et de Zanahary, le Dieu du
monde céleste. Comme le rappelle la tradition d’Ambohimalaza,
le sang du roi Ralambo ne se distinguait pas de celui de ses angaralahy
ou tandapa qui le servaient dans son palais.
Dans le modèle français, la succession royale est
réservée aux garçons par ordre de primogéniture.
Par suite, beaucoup à Madagascar ont oublié l’importance
des femmes dans la succession à tout fanjakana, qu’il
soit royal ou princier et seigneurial. Pour sa succession, un
roi ou un seigneur pouvait émettre des préférences,
mais il ne pouvait annuler l’ancien principe selon lequel
ny amin’ny zanak’anabavy tsy very ariana ny amin’
ny fanjakana. Concernant les enfants de sœurs, il ne pouvait,
par un rejet, les déposséder de cette succession
dont ils étaient les héritiers préférentiels.
Et si le fils d’un roi succédait à son père,
c’est que sa mère lui en avait transmis le droit.
L’on est bien loin d’un modèle qui aurait évoqué
les conceptions françaises.
Dans le modèle français toujours, outre les Capétiens
dont le grand ancêtre, Hugues Capet, avait été
élu roi de France en 787, les plus grandes familles de
l’aristocratie une douzaine au total font remonter leurs
généalogies jusqu’à l’époque
carolingienne. Elles bénéficiaient dans la société
d’une autorité et d’un prestige plus grands
que celles qui avaient été fondées, par exemple,
au temps de la croisade des Albigeois au 13e siècle par
un chef militaire ou, à un autre moment, par l’achat
d’une terre noble par un bourgeois enrichi. Plus l’ancêtre
fondateur était ancien et plus la famille était
illustre et célèbre, ce qui était le sens
du mot latin nobilis, d’où provient le terme de «
noble ».
À cet égard, le modèle malgache est tout
à fait différent. Si l’on prend la hiérarchie
du 19e siècle, il est évident qu’un Andriamasinavalona
tient de l’ancêtre Andriamasinavalona, qui régnait
à la fin du 17e siècle et au début du 18e
siècle, un rang plus élevé et plus honorable
qu’un ZanadRalambo dont l’ancêtre régnait
dans la seconde moitié du 16e siècle. Ce qui situe
la supériorité d’un statut sur un autre, c’est
la plus grande proximité généalogique, réelle
ou politique, au roi le plus récent. Et les andriana de
la période antérieure, comme les Andrianakotrina
ou les Andriamanangaona, ou bien avaient été assimilés
au groupe des ZanadRalambo ou bien avaient été réunis
sous l’appellation de Roandriana, qui les anonymait.
CASTES FERMÉES OU STATUT OUVERT?
Ce qui, pour beaucoup, gêne aussi la compréhension
de la société ancienne, c’est l’existence
d’un vocabulaire employé par la science coloniale
qui utilise des mots qui doivent péjorer les réalités
malgaches et les renvoyer à des sociétés
de type primitif. Il en est ainsi du terme de « tribu »
qui n’a aucune légitimité scientifique. Il
désigne, comme dans la Bible pour le peuple d’Israël
ou comme en Australie ou dans de nombreuses régions d’Afrique,
un ensemble de gens qui se reconnaissent descendre d’un
ancêtre commun, ce qui n’est le cas d’aucune
des populations régionales de Madagascar. Il en est de
même du terme de « caste » utilisé au
départ pour désigner une réalité de
la société indienne. Dans celle-ci, la caste est
un groupe endogame à qui est confiée une fonction
dans la société et qui définit cette fonction
par des attributions dans le système religieux en usage.
L’intermariage, voire de simples relations sexuelles, entre
personnes de castes différentes y est strictement interdit,
et quiconque transgresse cette interdiction est rejeté
du système social et tombe dans le groupe des parias, lesquels
sont totalement hors castes. La caste est donc un groupe hermétiquement
fermé, depuis ce qui est conçu comme les temps originels
et pour toute l’éternité. Aucune décision
humaine n’y pouvait rien changer.
Rien de tel n’a jamais existé à Madagascar.
Les différents statuts se présentent comme des groupes
ouverts auxquels, par décision royale ou seigneuriale,
peuvent être adjoints et intégrés des personnes
ayant auparavant un autre statut, ou dont, par condamnation, peuvent
être retranchées des personnes originellement membres
du groupe. Le souverain agit alors comme tompon’ny razana,
« maître des ancêtres ». Il peut interdire
à une famille ou à tout un groupe de continuer à
rendre un culte à des ancêtres bien connus et, parfois
pour les éloigner des lieux de sépulture ancestraux,
des pierres levées (tsangambato) et des lieux-dits qui
rappellent l’histoire des ancêtres, il peut les déporter
vers une autre région. En la matière, la politique
de Radama ii se distingua de celle de ses prédécesseurs,
ayant dès le début de son règne proclamé
: « Izaho Andriana tsy mahavery razana ». A la différence
de ceux de ses prédécesseurs qui avaient été
des Andriana nahavery razana, il se voulait le souverain qui ne
ferait pas perdre leurs ancêtres à ses sujets. Et
beaucoup d’andriana qui avaient été autrefois
rabaissés (naetry), vinrent alors lui demander de leur
reconnaître le statut que leurs ancêtres avaient eu
et qu’ils avaient perdu. Le plus souvent, il leur reconnut
leur qualité andriana, mais ne les exempta pas des formes
de la corvée royale qu’ils avaient un temps effectuée
comme simples sujets ou folovohitra.
Lorsque le souverain accordait le statut andriana, ou quand il
le retirait, il agissait en tant que tompon’ny razana, mais
aussi en tant que chef d’une grande famille. Le retrait
du statut andriana pouvait concerner des groupes entiers, lorsque
était mise en pratique la mobilité hiérarchique.
On se contente souvent de croire que, partie de rien, l’organisation
de la société merina fut l’œuvre de Ralambo
et qu’elle fut ensuite modifiée par Andriamasinavalona,
n’accordant à cette modification qu’une importance
mineure. Or, ce faisant, Andriamasinavalona appliquait une des
règles de fonctionnement de l’organisation hiérarchique
qui voulait que le nombre des andriana qui, idéalement
avec leurs Tandapa mainty, vivaient du travail du peuple, n’imposât
pas à ce même peuple une charge insupportable. Aussi,
régulièrement, quand la nécessité
s’en faisait sentir et qu’un souverain était
suffisamment puissant pour le faire, un nouveau groupe comprenant
ses proches parents était surimposé à ceux
qui existaient déjà et le groupe le plus bas de
la hiérarchie andriana rejoignait les folovohitra. Andriamasinavalona,
quant à lui, avait été suffisamment puissant
pour mener à bien l’opération.
C’est un fait qu’ignorent totalement l’histoire
officielle reconnue par la Cour au 19e siècle et les traditions
recueillies par le P. Callet dans le Tantara ny Andriana eto Madagascar,
publié à partir de 1873. Le déclassement
d’un groupe lui interdisait de rappeler son histoire. Elle
n’était donc plus affichée publiquement, mais
elle pouvait être conservée au sein des familles
comme un bien lova secret. Les enquêtes faites montrent
à l’évidence que ces groupes anciennement
andriana sont fort nombreux. J’ai même retrouvé,
il y a deux décennies, les descendants des andriana qui
occupaient le sommet d’Ambohitrikanjaka, aujourd’hui
tanan’haolo. Ce sommet, l’un des plus élevés
dans la région proche d’Ambohimalaza, puisqu’il
culmine à 1.507 m dépassant Ialamanga de 35 m, est
bien un site andriana avec ses fossés et ses murailles
utilisant des blocs de quartz (vatovelona), et surtout ses tombeaux
à l’intérieur des fossés. Ses habitants
furent contraints de déguerpir et furent installés
à une quarantaine de kilomètres à l’est
près de Manjakandriana. Il y a deux décennies, un
octogénaire de ce dernier lieu d’installation racontait
à son petit-fils, étudiant à l’Université,
qu’ils étaient andriana et que les ancêtres
habitaient un sommet qu’il situait parfaitement. Le petit-fils
n’y voyait qu’une simple prétention relevant
du domaine de la seule imagination ! En fait, le grand-père
gardait en mémoire ce qui s’était passé
quatre siècles plus tôt. Et ce cas est loin d’être
unique.
QUI SONT LES ANDRIAMASINAVALONA?
Les Andriamasinavalona sont donc présentés comme
étant tous les descendants de ce très grand roi.
En fait, il faut nuancer cette affirmation et ne pas la comprendre
selon le modèle de la filiation légitime bien connue
du droit français dans le code civil de Napoléon
ier. Ce qui joue en premier, ce n’est pas une forme du droit
du sang, mais celui de l’alliance. Les parents des douze
femmes d’Andriamasinavalona et leur descendance avaient,
selon leur importance dans la société, soit le statut
de Zazamarolahy, soit celui d’Andriamasinavalona.
Il faut également bien voir que, dans sa descendance naturelle,
il en était qui avaient au 18e et au 19e siècle
le statut de Zanak’Andriana ou celui de Zazamarolahy. Dans
sa descendance immédiate, en effet, certains de ses enfants
formèrent d’abord les lignages royaux des quatre
royaumes issus de l’Imerina efa-toko réunie par ce
puissant souverain. Ces lignages comportaient des Andriamanjaka,
des Zanak’Andriana et des Zazamarolahy ou leurs équivalents.
Ce sont les autres enfants d’Andriamasinavalona qui sont
à l’origine du groupe de statut andriamasinavalona.
Encore faut-il se souvenir que ce roi eut sans doute des enfants
de femmes qui n’étaient pas andriana et dont la progéniture
suivait le statut de la mère et n’était donc
pas andriana.
Par la suite, tous les Andriamasinavalona ne furent pas, nous
diraient les biologistes, des descendants de ce roi. Au moment
de l’unification du royaume dans ce qui devint l’Imerina
enin-toko, Andrianampoinimerina accorda le statut andriamasinavalona
et des terres menakely et lohombitany exemptes d’impôts–,
à ceux qui l’avaient aidé dans la conquête.
Ces terres étaient concédées pour que les
bénéficiaires en vivent et s’y fassent ensevelir
(tany ivelomany sy ilevenany). On connaît bien le cas des
Andriantompokoindrindra, ZanadRalambo ou ZanadRambavy, qui devinrent
des seigneurs andriamasinavalona dans le Nord-Est de l’Imerina.
Ces concessions impliquaient qu’ils renonçaient à
leur ancien statut et aux droits fonciers qu’ils pouvaient
avoir détenus dans leur ancien établissement. Pour
l’aide plus que précieuse qu’ils lui avaient
apportée, Andrianampoinimerina proposa aux Tsimahafotsy
et aux Tsimiamboholahy, ou du moins à certains Grands d’entre
eux, de retrouver leur ancien statut andriana et de devenir andriamasinavalona,
mais ceux-ci refusèrent. On comprend qu’ils aient
préféré continuer à détenir
le pouvoir économique des Hova et folovohitra, qu’ils
l’aient préféré au pouvoir religieux
et politique des andriana, le pouvoir exécutif et administratif
étant alors entre les mains des Mainty enin-dreny. On comprend
aussi que ces grands Hova un petit nombre de familles descendants
des anciens rois de l’époque antérieure à
Andrianjaka aient préféré garder leur rôle
de concepteurs de l’administration et de membres de l’entourage
royal selon le principe Ny Andriana manjaka, ny Hova mitondra.
Il faut comprendre aussi qu’il s’agissait, dans l’organisation
des royaumes, d’un statut politique qui fut adapté
aux nécessités de l’unification des terres
et des seigneuries initiée par Andrianampoinimerina. Lors
de la réunion du Vonizongo au royaume, les descendants
d’Andrianentoarivo qui avaient des principautés ou
des seigneuries dans cette région, furent dotés
du statut andriamasinavalona avec cette différence, dans
ce cas, qu’ils n’avaient pas le droit d’édifier
de trano manara sur leurs tombeaux. Sans doute cette « différence
» ne fut-elle pas comprise comme une amputation, mais plutôt
comme le respect de la coutume d’Andrianentoarivo. Issu
de la parenté collatérale d’Andriantompokoindrindra,
Andrianentoarivo n’était pas un descendant de ce
dernier ni d’Andrianjaka. Autorisé par Andrianjaka
à se constituer un fanjakana dans le Vonizongo, il ne pouvait
lui être vraiment un égal ; il n’avait que
dix conseillers et non douze, et n’avait pas le droit d’ériger
une maison sacrée sur son tombeau. Les phénomènes
de segmentation des fanjakana s’accompagnent toujours de
sortes de diminutions imposées aux nouvelles seigneuries,
comme on peut l’observer lorsque l’on étudie
la hiérarchie des tranobe du pays antambahoaka.
Pour l’ordre hiérarchique de référence,
il en fut de même pour les autres régions qui acceptèrent
de reconnaître l’autorité d’Ambohimanga
et d’Antananarivo. Ainsi, dans la région du Vakinankaratra
qui s’étendait jusqu’à la Matsiatra,
y avait-il de nombreux Andriamasinavalona qui avaient précédemment
appartenu au groupe hovabe du Betsileo. Beaucoup portaient des
noms commençant par Raoni et se terminant par arivo, ce
qui indiquait bien leur qualité antérieure.
Hors d’Imerina, les souverains qui se reconnaissaient les
enfants d’Ambohimanga et d’Antananarivo, recevaient
la qualité et le statut de Zanak’Andriana et les
seigneurs la qualité et le statut andriamasinavalona. Ce
ne fut pas seulement le cas en Imamo et dans l’Andrantsay.
Et aujourd’hui encore, beaucoup de familles de la périphérie,
de l’Anindrana disait-on dans une compréhension strictement
géographique, conservent des archives où est reconnue
la qualité andriamasinavalona de leur(s) ancêtre(s)
ce qui avait été soigneusement tu pendant la période
coloniale et les deux premières républiques, dans
un temps où il n’était pas recommandé
de présenter des origines aristocratiques en Imerina et
de remettre en cause les tribus et castes dont la colonisation
avait fait les bases de son système politique.
On sait pourtant que, dès Andrianampoinimerina, étaient
mises en œuvre des sortes d’équivalences. Ainsi
Andriamahazonoro, qui venait de Vohipeno en pays antemoro et qui
y était de statut anakara, fut-il intégré
au groupe andriamasinavalona sans restriction : son tombeau à
Ankadivato à Antananarivo est surmonté d’une
trano manara. Son mariage en Imerina et les choix que firent ses
descendants font qu’aujourd’hui ceux-ci peuvent être
considérés tantôt comme andriamasinavalona,
tantôt comme andriantompokoindrindra, ou encore comme andriandranando.
Si la mémoire collective se souvient toujours que Jean
Laborde fut fait andriamasinavalona par Ranavalona I°, c’est
à tort qu’elle penserait que le cas fut exceptionnel
ou unique et que seuls les sentiments de la Reine en étaient
l’explication. Le cas n’est d’ailleurs pas le
premier. L’on connaît bien celui de Nicol (ou Lambros
Nicolos selon son nom grec). Commerçant installé
dans l’Est de l’île, il participa à la
conquête de la région de Mananjary sous le règne
de Radama ier et fut à la fois, cas relativement rare,
officier (Manamboninahitra 10 Voninahitra à une époque
où la hiérarchie militaire ne comprenait que douze
honneurs) et Andriambaventy, chef (Lehibe) des Andriambaventy
de la Mananjara. Nicol fut très apprécié
de Ranavalona et celle-ci lui fit faire des funérailles
exceptionnelles lors de son décès en 1842.
Sous le règne de Ranavalona 1°, les étrangers
qui étaient sujets de la Reine et qui suivaient la loi
malgache, étaient relativement nombreux. Des Arabo, des
Silamo, des Karana, des Vazaha ou Européens et des Kiriolona
ou Créoles avaient accepté de faire la corvée
royale (fanompoana), mais beaucoup d’entre eux, qui étaient
de grands commerçants, avaient le statut d’Andriamasinavalona
et faisaient une corvée à la mesure de leurs moyens
et, étant andriambaventy pour certains d’entre eux
comme Nicol, avaient à rendre la justice. Quand, à
Majunga, la Reine avait besoin de dépêcher des hommes
à Fort-Dauphin, les Silamo andriamasinavalona de la ville
mettaient un de leurs bateaux à sa disposition pour cette
mission. C’était une façon élégante
de faire une part de fanompoana. Un autre de ces Grands du Royaume,
Napoléon de Lastelle, qui, pour ses industries du sucre
et du rhum, était l’associé de la Reine, acheta
et importa les fusils dont elle avait besoin, et ce au moment
même où les menaces françaises se faisaient
pressantes.
Ajoutons encore que les détenteurs de fanjakana avaient
eux aussi la possibilité d’intégrer des personnes
au groupe andriamasinavalona par un rituel d’adoption demandée
à leurs ancêtres et dans les limites imposées
par le souverain ; c’est ainsi que dans la seconde moitié
du 19e siècle, il leur était interdit d’adopter
des ZanadRalambo ce qui interdisait à ces derniers de se
maintenir dans le groupe andriana à un niveau supérieur
et les préparaient à leur intégration au
statut des folovohitra. Mais tous les Andriamasinavalona ne pouvaient
user de cette prérogative, seuls ceux qui avaient un fanjakana
le pouvaient. C’est là qu’apparaît une
différenciation, à l’intérieur du statut,
entre ceux qui avaient hérité d’une seigneurie
et ceux qui en avaient été écartés.
C’est sans doute sur ce point que l’on distinguait
à l’intérieur du statut ceux qui étaient
communément appelés non pas Andriamasinavalona mais
Zanamasy et qui respectaient l’interdit de la chèvre
(fady osy), et peut-être ceux qui, comme le souverain et
sa proche parenté, ne faisaient pas de famadihana et ceux
qui, comme le peuple, en faisaient. On voit bien que l’on
ne peut donner du statut andriamasinavalona une définition
simple et lapidaire.
Il en était de même à l’intérieur
du statut andriana. Au 19e siècle, la Cour distinguait
1. l’Andriana, le seul, le vrai, qui était le souverain,
2. les Andriana, Teraky Tranofohiloha, c’est-à-dire
les Zanak’Andriana, les Zazamarolahy, les Andriamasinavalona
et les Andriantompokoindrindra, et
3. les Havan’Andriana, c’est-à-dire, les Andrianamboninolona,
les Andriandranando et les ZanadRalambo.
L’existence du groupe des Andrianteloray variable selon
les époques obligeait encore à modifier cette nomenclature.
Et, en dehors de la liste officielle des rangs andriana, il ne
faut pas oublier non plus ceux qui avaient certains privilèges
en commun avec ce statut andriana et qui étaient dits Havako
hoy ny Andriana.
On le voit, la formation et l’organisation de l’ordre
andriana est fondamentalement de nature politique. Chaque rang
dans cet ordre est en rééchelonnement intérieur
permanent, tant il est vrai que la distinction est un souci constant
des personnes vivant dans la culture malgache. Le verbe miavaka
revient sans cesse dans les enquêtes de tradition orale,
notamment dès qu’il s’agit de fomba. Pour celles-ci,
chaque groupe tient à se distinguer de ses voisins, même
si, à l’étude, ses us et coutumes apparaissent
bien semblables. Dans la hiérarchie andriana, on voit cette
préoccupation nettement se manifester au 19e siècle,
quand certains Zanak’Andriana portent en outre le titre
de Printsy qui, d’une certaine façon, manifeste bien
la connaissance que la classe dirigeante malgache avait des réalités
européennes. Dès le règne de Rabodonandrianampoinimerina,
son fils Rakotondradama portait celui de « Prince »,
le mot ayant été emprunté sans malgachisation.
Par la suite, pour le titre de Printsy, ce fut le cas, par exemple,
de Rajoaka ou Rajoakarivony d’Ambohidrabiby, qui était
le petit-fils d’Andrianampoinimerina et de Rasendrasoa.
Selon la titulature officielle, il est dénommé Rajoaka
Printsy Zanak’Andriana 13 Vtra OffDP, cette dernière
qualité d’Officier du Palais lui donnant un accès
direct au souverain du moment. Seigneur d’Ambohidrabiby,
son fils Barthélemy Rabemaso, qui était le neveu
de Rasoherina et avait été élevé avec
Razafindrahety, la future Ranavalona 3°, était le premier
Zanak’Andriana du Mandiavato au moment de la conquête
française et portait également le titre de Printsy.
Tout se passe comme si une petite partie des Zanak’Andriana
se distinguait des autres membres de ce rang par un nouveau titre.
Le groupe andriana du haut n’avait pas cette rigidité
structurale par laquelle on veut souvent le définir. Comme
dans les sociétés austronésiennes d’Asie
du Sud-Est, il s’agit d’une hiérarchie molle,
malléable et en perpétuel réaménagement.
Établir les généalogies comme on le ferait
aujourd’hui dans un registre d’état civil ne
renseignerait pas sur toutes les questions que pose l’examen
de l’histoire. La seule généalogie ne permettrait
pas de dire que telle famille de Zanak’Andriana au 19e siècle
était écartée de l’exercice du pouvoir
souverain : ayant reçu le « privilège »
de porter elle-même ses défunts dans le tombeau ancestral
sans avoir à faire appel à des ray aman-dreny du
peuple, elle était donc normalement souillée par
ce contact avec les morts et ce n’est qu’amputée
qu’elle conservait, en commun avec le souverain, sa qualité
de maîtresse de la vie.
LES ANDRIAMASINAVALONA AUJOURD’HUI
Qui sont aujourd’hui les Andriamasinavalona? Ils continuent
à bénéficier dans toute l’île
d’un prestige et d’une autorité incontestée,
même si, fin 19e siècle, la Cour considérait
ceux qui n’avaient pas eu de fanjakana en héritage
comme de simples mpanatanteraka, des agents d’exécution
de la politique royale, et avait fait de beaucoup d’entre
eux des manamboninahitra envoyés dans les provinces pour
manifester la présence royale.
En milieu malgache au cours du 20e siècle, ils ont formé
le rang supérieur de l’ancien ordre andriana, puisque,
par la disparition de la royauté, les deux rangs Zanak’Andriana
et Zazamarolahy ont de fait disparu. C’est le souverain
qui décidait de l’appartenance à ces deux
rangs, la même personne pouvant d’ailleurs être
Zazamarolahy dans un toko d’Imerina et Andriamasinavalona
dans un autre toko. Faut-il aussi rappeler qu’au temps de
la royauté déjà, dans une fratrie –
c’est-à-dire des frères et sœurs iray
tampo de même père et de même mère –,
seul l’un d’entre eux pouvait par décision
royale détenir le titre de Zazamarolahy qu’avait
porté le père? Les descendants des détenteurs
de ces titres se sont donc fondus parmi les Andriamasinavalona.
Autre fait important, ils ont, au cours du 20e siècle,
assuré l’unité et ce qui pourrait bien apparaître
comme la colonne vertébrale de l’ancien ordre andriana.
En effet, ils ont alors abondamment utilisé le privilège
qui leur était reconnu du milomano amin’Imerina,
d’avoir le droit de nager dans l’Imerina – un
droit qui leur permettait de s’allier avec les personnes
des autres statuts reconnus dans la société. C’est
ainsi que, par mariage, ils ont intégré de nombreux
Andrianteloray à qui la royauté avait imposé
le privilège du lova tsy mifindra, c’est-à-dire
du mariage endogamique. De la même manière, ils ont
intégré de nombreux ZanadRalambo, alors qu’au
19e siècle, ces derniers avaient été comme
enfermés dans leur rang, préparant alors les mesures
qui auraient entraîné leur écartement définitif
de l’ordre andriana.
Ils ont aussi poursuivi la pratique des alliances avec les Grands
des Tsimahafotsy et des Tsimiamboholahy, comme cela se faisait
à la Cour des dernières reines. Ce faisant, au 20e
siècle, ils ont assuré sociologiquement le maintien
du groupe qui dirigeait le Royaume dans la seconde moitié
du 19e siècle.
On le sait, les sociétés créent et mettent
en branle des mécanismes pour se reproduire. Dans le cas
qui nous occupe, la société malgache a bien été
obligée de s’adapter aux conditions que lui imposait
la pression coloniale. En dehors du système des alliances
dans un ensemble social qui déborde largement le système
établi au 19e siècle, en dehors de la considération
et de la renommée qui lui viennent de son ancêtre
éponyme, ce groupe, que garde-t-il en héritage de
son ancienne fonction seigneuriale? Qu’en est-il du ministère
qu’il assumait auprès du peuple dans la société
d’hier?
À cet égard, alors que l’abolition de la «
féodalité » un terme bien impropre pour caractériser
l’ancien système malgache leur a fait perdre leurs
anciens fanjakana, on peut se demander si, dans la nouvelle société,
l’on ne peut pas distinguer aujourd’hui les Andriamasinavalona
des champs et les Andriamasinavalona des villes. De nombreux Andriamasinavalona
de la campagne ne se distinguent pas par leurs « signes
extérieurs de richesse », de l’ensemble de
la population paysanne, si ce n’est, parfois, parce que
leurs maisons ont une varangue comme dans le Vonizongo. Tompon’ny
aina comme leurs ancêtres, ils continuent à se préoccuper
des conditions de santé et de vie– dans ce monde-ci
et dans celui de l’au-delà des habitants de leurs
petits pays, souvent une partie de la seigneurie d’un de
leurs ancêtres. Les Andriamasinavalona des villes, quant
à eux, et quand ils n’ont pas choisi de changer de
seigneurie (mifindra vodivona) en s’établissant dans
les pays riches au delà des mers, se sont souvent fondus
dans les nouvelles institutions politiques et économiques,
beaucoup dans une position de mpanatanteraka.
Un certain nombre, revenus à la campagne après une
carrière nationale et soucieux des adidy ancestraux, se
sont mis au service de leur commune, soit dans le cadre d’une
Ong, soit dans celui d’un mandat électif que les
électeurs leur confient préférentiellement,
tout comme ceux-ci continuent à demander santé et
bénédictions de toutes sortes aux tombeaux, pierres
saintes et doany des anciens seigneurs – et ce parfois au
grand dam d’Andriamasinavalona chrétiens qui voudraient
interdire ces pratiques « païennes ». D’autres,
ayant su adapter les conceptions ancestrales au monde dit moderne,
se sont consacrés aux nouvelles professions de la santé
ou de la religion et sont médecins, pharmaciens, prêtres
ou pasteurs, comme d’autres autrefois se formaient pour
être ombiasy. Quelques-uns, étendant leur autorité
sur des populations allant d’une dizaine de personnes à
quelques milliers, se sont recréés des fanjakana
à la mesure de ce monde moderne, en fournissant du travail
et des salaires, et en vivant des revenus de leurs entreprises
qui tiennent lieu des diverses redevances dont vivaient autrefois
les seigneurs. J’en connais qui, fidèles au hasina
dont ils ont hérité, sont moins animés par
la volonté de faire suer le burnous que d’assurer
des conditions de vie décentes à leurs salariés,
créant au besoin au sein de leur entreprise la crèche
qui accueillera les nouveau-nés de leurs employées.
S’il s’agit bien d’innovations, il est pour
le moins certain qu’elles suivent les orientations que connaissait
et valorisait le passé, et qu’elles les mettent en
mesure, sans avoir fait une quelconque École d’administration,
de prendre leurs responsabilités dans la vie de la cité,
comme auraient dit les Grecs ou les Romains de l’Antiquité.
Autour de moi, s'il en est qui se débattent pour préserver
et faire respecter le renom du statut ancestral, j’en connais
quelques-uns qui sont de bons républicains et qui ont œuvré,
sous le régime socialiste et dans des circonstances parfois
difficiles, à ré-instaurer les conditions d’une
vie démocratique.
D’évidence, ces quelques considérations sont
celles de l’histoire et d’un historien. Il serait
très intéressant de mener une enquête approfondie
pour déterminer comment tous ces Andriamasinavalona se
conçoivent eux-mêmes, quel rôle ils attribuent
à leurs ancêtres dans le passé, quel rôle
ils se donnent à eux-mêmes dans la société
d’aujourd’hui et quelles responsabilités ils
entendent assumer pour justifier le Tsarava Tompoko, quand ils
continuent à le revendiquer. À en juger par les
étudiants qui ont mené à bien leur cursus
universitaire et par ce que l’on peut lire sur certains
sites internet, on peut croire qu’il y aura sans doute de
jeunes intellectuels malgaches qui, bientôt, abandonneront
les préjugés péjorants du discours colonial
et se détermineront à faire ce travail et à
poursuivre cette réflexion, voire à la corriger,
car, dans ce domaine des « sciences molles » que sont
les sciences politiques, c’est de la discussion et du contrôle
social sur les travaux scientifiques que surgit la vérité.
|